Jacky Isabello, co-fondateur de l’agence CorioLink analyse, dans la revue politique et parlementaire de janvier-mars 2019, le rôle joué par les réseaux sociaux dans la crise des « gilets jaunes ».
Notre expert en communication digitale analyse l’émergence de la parole de la démocratie directe.
« Peut-on se demander en pleine crise des gilets jaunes, un mouvement, premier du genre à voir le jour et à prospérer via des outils dits de « social media » reposant sur le protocole internet dit du « world wide web » comment la parole telle qu’elle s’est libérée ouvre une fenêtre sur la démocratie directe ? Est-ce une nouvelle forme de progrès ?
Dans une interview au Journal du Dimanche, le 9 décembre 2018 E. Macron expliquait que la jonction des réseaux sociaux avec les télés en continu sont un poison pour la démocratie ».
Quel est l’avenir des « gilets jaunes » à travers le prisme des réseaux sociaux ?
Pour Jacky Isabello, la puissance des réseaux sociaux est actée lors des mouvements mondiaux de libération de la parole et de déstabilisation des dictateurs, notamment à l’occasion des printemps arabes. Les réseaux sociaux ont pénétré la vie des populations et ont attisé l’ingratitude des citoyens sous couvert de plus de liberté.
Les « gilets jaunes »: une marque et une nouvelle forme de syndicat, de parti politique.
Derrière la fronde spontanée des « gilets jaunes » se dessine toutes les facettes d’une identité de marque, c’est en cela que le mouvement est paradoxal.
« La création d’une marque consolide un mouvement et le rend visible. La communication met au centre de ses méthodes professionnelles la création de la marque. Elle permet la compréhension du message et l’appropriation des codes d’un message pour provoquer un comportement, souvent d’adhésion politique ou de consommation. Le paradoxe du mouvement des « gilets jaunes » est qu’il dispose de toutes les facettes de l’identité de marque théorisée par Jean-Noël Kapferer. Un nom d’abord ; une représentation graphique ensuite (le gilet jaune) ; puis un positionnement (le ras-le-bol fiscal) ; des valeurs (les revendications des « gens d’en bas » obligés d’utiliser leur automobiles). Enfin, une éthique ; (le travail, la participation quotidienne à tout ce qui fait société, la force de la province parfois snobée par les métropoles en particulier Paris) ».
Selon Jacky Isabello l’un des éléments qui caractérise la force de la marque « gilets jaunes » est sa construction rapide d’un canal de distribution, notamment par le biais des chaines d’info en continu et d’un message.
Ensuite, pour notre spécialiste en communication digitale, les réseaux sociaux ont permis le miracle de communication des « gilets jaunes ». les «gilets jaunes » représentent un miracle en terme de communication.
« En permettant ce miracle, les réseaux sociaux ouvrent une nouvelle ère. Dans nos vies, depuis plus de vingt an maintenant, ces outils et application dits de « médias sociaux » Facebook, Twitter, Instagram, Youtube, Snapchat, se sont imposés comme de nouvelles sources de contenus, sans intermédiation sur l’état d’esprit des populations. Si ces outils sont bien utilisés, ils se conjuguent et démultiplient la puissance de propagation des opinons qui s’y déversent qu’elles puissent se traduire par le commentaire concis, parfois brutal et anonyme sur Twitter ; les images d’amateurs mais « empreintes » de l’authenticité du terrain sur YouTube. La force de l’association, du rassemblement, le sentiment de faire société pour le très puissant et non moins controversé Facebook ».
Jacky Isabello rappelle qu’à partir de décembre 2010, lors des printemps arabes, les réseaux sociaux utilisés comme des outils contournant les la censure ont d’abord subjugué l’opinion.
« Ils permettaient d’obtenir des images et des émotions populaires dans des pays habituellement soumis à la censure et contraints au silence. Les outils numériques ont permis l’agrégation de millions de soutiens inattendus à Stephen Turk, un bijoutier niçois qui avait tué un braqueur. Plus tard, en février 2016, ils ont donné un visage animé aux vidéos du mouvement #OnVautMieuxQueCa, apparu pour soutenir l’opposition à la « loi travail ». Cette dernière fronde, laissait entrevoir une utilisation innovante de la plateforme You Tube ».
La fronde « jaune » n’est pas inédite dans notre histoire.
Pour Jacky Isabello, la révolte des « gilets jaunes » est analogue, sur certains points, à d’autres soulèvement dans l’Histoire de France tels que la grande Jacquerie du XIV ème siècle et la révolte des Croquants sous Louis XIII et 1789.
Ce qui rend exceptionnel le moment que nous vivons, est que les « gilets jaunes » submergent la parole portée en temps ordinaire, en démocratie, par des corps intermédiaires. Ni parti politique, ni syndicat de salariés n’’ont senti monter la grogne des contribuables-citoyens.
Les réseaux sociaux : un modèle de corps intermédiaire ?
« Les réseaux sociaux font bien plus que sceller dans le marbre numérique certaines maladresses d’expression ou de comportements de nos présidents. Ils offrent à une certaine opinion publique, dont la structure changera à chaque éruption de colère, un modèle de corps intermédiaire gazeux, ductile, capable de mettre sous tension, avec une fulgurance inattendue, toute forme de pouvoir politique et institutionnel structurée. Leur puissance technologique, et tout particulièrement le phénomène de Filter Bubble décrit par Eli Pariser dans son ouvrage consacré à Facebook, a pour conséquence l’origine de la crise des gilets jaunes »..
Le numérique a fait exploser le système information communication.
En quelques années le numérique a mis en fin à cette relation binaire dont l’apogée fût la publicité. Sur le modèle : émission-réception entre un public et les médias ; s’interrompant à un espace régulier pour écouter lors des processus électoraux ceux qui portent sur leurs épaules la démocratie. Désormais le système est circulaire, c’est un écosystème réunissant des organisations professionnelles, les médias, les réseaux et les pouvoirs publics.
À la lecture de cette représentation , on comprend que les « gilets jaunes » ont fonctionné grâce à ce schéma.
Le numérique a fragilisé la notion de de charisme tel que les acteurs du jeu politique le désirait. Lorsque fût révélé l’affaire Benalla, le masque est tombé et le terreau de la crise qui a jaillit des entrailles des « gilets jaunes » s’est révélé très fertile. Une France débrouillarde s’est emparée de Facebook pour orchestrer les blocages, structurer un discours, construire et faire adhérer la population aux revendications du mouvement.
Selon notre expert en communication digitale, le changement d’algorithme de Facebook a été déterminant dans la propagation de l’information de l’information entre « gilets jaunes ».
« Le nouvel algorithme privilégie les interactions locales, entre famille et amis, au détriment des contenus provenant des médias qui avaient pris beaucoup de place. En janvier 2018, un groupe Facebook contre les 80 km/h est crée par Leandro Anotonio Nogueira, un maçon portugais vivant en Dordogne. Le mouvement « Colère + département » semble être la première révolte spontanée organisée à partir de Facebook.Ces groupes appelés par exemple, « Le 57 en colère » ont donné une plateforme aux classes sociales défavorisées et moyennes afin de de s’organiser localement pour mener leurs manifestations. L’affluence des membres et l’activité de ces pages ont été décuplées par le nouvel algorithme de Facebook. Les nombreuses interactions entre les personnes ont permis à ces groupes d’arriver en tête des suggestions de groupes à rejoindre et sur un très grand nombre de fils d’actualité ».
Chronologie numérique de la constitution du mouvement
Le 29 mai 2018, Priscilla Ludosky lance en ligne sur la plateforme Change.org une pétition intitulée « Pour une baisse des prix du carburant à la pompe ! ». D’abord passé inaperçue la pétition ne rencontre pas un franc succès. Elle relaie ensuite sa pétition sur Facebook tout l’été pour rassembler le maximum de signatures. La jeune femme avertit le 10 octobre 2018 sur facebook qu’elle pourrait passer à la radio à la condition que la pétition passe le cap des 1500 signatures. Le lendemain, elle annonce qu’elle sera à l’antenne le jour suivant, le défi ayant été relevé. L’interview et l’histoire de la pétition est par la suite reprise par un journal de la presse locale de Seine-et-Marne. Il sera également relayé sur la page Facebook du média.
Le 12 octobre 2018, un événement Facebook fait également son apparition. Eric Drouet et Bruno Lefèvre, deux chauffeurs routiers appellent à un blocage routier national pour dénoncer la hausse des prix de l’essence. Les 10 groupes les plus actifs « La France en Colère » ont été crées la semaine où Priscilla Ludosky est passée à la radio. Le Parisien écrit dans la foulée un article sur sa pétition. Enfin, le 24 octobre que Ghislain Coutard crée dans sa voiture le symbole des gilets jaunes. La suite est connue : le premier événement physique est annoncé pour le 17 novembre 2018.
Tous ces événements se sont enchaînés en à peine deux semaines. Le buzz en ligne attire le reste des médias Français qui s’emparent du sujet.
Facebook au cœur de la polémique.
Le réseau social de Mark Zuckerberg a été secoué par plusieurs scandales ces dernières années : Cambridge Analytica ; ingérence d’officines russes en faveur de l’élection de Donald Trump, responsabilité de la plateforme dans le partage de messages haineux etc. Alors que se profilent les élections européennes, Facebook se met au diapason de la loi dite « anti fake-news » adopté en novembre 2018.
Jacky Isabello considère par ailleurs que la France évolue sur sa réglementation :
« Les agences de régulation parviennent à s’adapter à ces mutations et aux convergences fulgurantes entre réseaux sociaux et télévision d’information continue notamment.Le CSA régulateur de l’audiovisuel devrait voir s’élargir son champ d’action aux médias numériques. Le principe est logé dans la future loi audiovisuelle. La France sera concordante avec la directive sur les services de médias audiovisuels qui permet depuis novembre 2018 d’étendre le champ de la régulation aux réseaux sociaux et aux plateformes ».
Fin du mouvement : entropie politique ou révolution.
À cette nouvelle forme de contestation le gouvernement a opposé une proposition d’organiser un grand débat national. Par les voix du président de la République et du Premier ministre, le peuple français se voit orienté vers les mairies notamment, pour exposer leurs demandes, leurs doléances. E. Macron a adressé à chaque citoyen par voie de presse et du web une longue lettre posant une trentaine de questions. Chacun est incité à dialoguer et à proposer autour de quatre grands thèmes de société.
Le chef de l’Etat a lancé l’exercice du débat dans la commune de Bourgtheroulde (Eure). Entouré de quelques 600 maires, il s’est prêté à un dialogue de marathonien. Durant plus de 7 heures il a échangé avec ses invités. Il faut le dire l’exercice a séduit l’ensemble de la classe médiatico-politique, hormis celle chargée de porter la parole au nom de son parti politique. Durant cette même semaine le mouvement des gilets jaunes s’est déchiré sur les réseaux sociaux. Ceux que le darwinisme naturel des foules avaient désigné comme les trois leaders principaux (le duo Maxime Nicolle/ Priscilla Ludosky et Éric Drouet) admettent leurs profonds désaccords.
Selon notre expert en communication, les mêmes causes produisent les mêmes effets.
« Qu’elle soit numérique ou sur la terre ferme, toute expression politique, imposant un exercice de visibilité médiatique à des fins de conquérir une audience pour convaincre de la pertinence de ses idées, opère une sélection naturelle parmi ceux que la foule, la multitude, désire vénérer ».
Pour Jacky Isabello, le mouvement vit un point d’inflexion
« Les chiffres issus de l’application Brandwatch indiquent une perte d’intérêt pour le thème « gilets jaunes » sur le web. Il reste au gouvernement à espérer un tarissement de l’intérêt du grand public et des médias pour le sujet. Toutefois, sur Facebook la mobilisation reste importante pour ne pas dire frénétique. Est-ce l’exception qui confirme la règle ? À l’inverse d’autres mouvements sociaux, celui-ci, n’ayant aucun leader, s’auto-entretient par la participation des membres aux différents « groupes de colère ».
La grande faiblesse des gouvernements, celui-ci ou d’autres, face à cette nouvelle forme de révolte reste qu’il est difficile de dialoguer, de négocier avec un groupe Facebook. Cette faiblesse prend forme chaque samedi, dans les rues de France et sur les écrans de télés.
Du point de vue de Jacky, la révolution la plus marquante restera dans la façon dont la démocratie et les outils de la démocratie directe ont été disloqués puis ré-assemblés à travers l’expression d’une force centripète donnant naissance, via le numérique et leurs bras armés les réseaux sociaux, à une agora vigilante que chaque citoyenne ou citoyen peut sonder en lui demandant son « ressenti d’injustice sociale ».
Notre expert conclut par ses mots :
« Quelle que soit la qualité d’une personne puissante à faire plier quelqu’un jugé plus faible, lorsque tous les moyens utilisés sont jugés disproportionnés, le web, la multitude se mobilisent, prennent l’opinion à témoin et font plier le puissant en écornant son image publique. Le mouvement des « gilets jaunes » aura marqué un passage à l’échelle de cet effet, en déstabilisant un dirigeant et un pays tout entier pendant plusieurs mois ».
L’avènement du numérique et des réseaux sociaux en tant que nouvelle forme de corps intermédiaire immanent, restera l’innovation qui aura jailli de ce mouvement à la couleur et au vêtement improbable.